Le débat sur la « fin du travail » et sur le revenu universel est au cœur de la campagne présidentielle. Très bien. Mais avant que ne survienne cette possible révolution qu’on nous annonce, que se passe-t-il là, tout de suite, pour ceux que l’on n’ose plus appeler les ouvriers ? Qu’on les nomme techniciens ou opérateurs, ils sont pressés par la robotisation qui loin de les soulager, leur impose des cadences toujours plus soutenues. Un cas d’école avec les abattoirs.
Quand on parle de l’abattoir, il n’y a pas de mots assez violents pour décrire les cas de maltraitance animale. Les nombreuses vidéos de l’association L214, dont la mission est de défendre la cause animale, ont révélé au public l’envers du décor de la viande qu’il mange. S’en est suivie en mars 2016 la mise en place d’une Commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage.
Prise de conscience sur le travail à la chaîne
Au-delà de nouvelles règles empêchant la maltraitance animale, on espérait de cette Commission une prise de conscience sur le travail à la chaîne à la fois cassant et stressant. Tout le monde fut invité autour de la table : syndicats, ouvriers, patrons, et même quelques observateurs extérieurs, dont certains d’entre nous faisaient partie.
Nous fîmes tous le lien entre les conditions de travail des ouvriers, la pénibilité de ce métier et les risques de maltraitance animale. Et le député Olivier Falorni, rapporteur de cette Commission, de conclure au sujet des ouvriers : ils « vivent la pénibilité de leurs tâches au quotidien. Bien-être humain et bien-être animal sont liés. La pénibilité est insuffisamment reconnue, alors que les accidents et les maladies professionnelles y sont encore trop fréquents. » Le contenu du rapport n’est pas à la hauteur de ce qu’on aurait pu attendre, mais il reconnaissait au moins la violence faite aux bêtes et aux hommes dans ces lieux.
Il prenait en effet en compte cette « autre réalité » de l’abattoir, la maltraitance ouvrière : épaules foutues, coudes raides, dos cassés, bras musclés mais devenus incapables de soulever un pack d’eau à 50 ans... Doigts perclus d’arthrite, quand ils n’ont pas été arrachés ou coupés par les machines, entailles de couteau dans la cuisse, dans le ventre ou même juste au-dessous du cœur... Sans oublier la nervosité et l’agressivité ramenées à la maison... Et puis, après ce rapport de la Commission, rien.
Dans le projet de loi adopté le 12 janvier, aucun droit de visite des parlementaires, des associations et des journalistes, aucune expérimentation de « quelques abattoirs mobiles » permettant de réduire le stress des animaux et de changer le rapport à l’abattage pour les ouvriers, aucun article contraignant quant à la prévention et à la formation des ouvriers.
Un nouveau dispositif disciplinaire imposé aux salariés
Mais par contre une mesure phare, bien dans l’air du temps, « policière » : la mise en place de la surveillance vidéo là où les bêtes sont hébergées, la bouverie, ou mises à mort, la tuerie.
Pour les animaux, c’est une mesure « cache-sexe », puisque le droit de visionnage sera accordé aux mêmes catégories de personnel qui ont déjà accès à ces lieux. Rien de nouveau, donc. Pour les ouvriers, cette mesure va encore resserrer la vis hiérarchique. L’amélioration de leurs conditions de travail en abattoir, par ailleurs, est renvoyée à la « pratique en interne », les députés se déchargeant ainsi de leur responsabilité sur les industriels.
Comme s’il ne suffisait pas que les ouvriers d’abattoir souffrent dans leur corps, portent dans leur tête notre culpabilité ou notre déni face à ces lieux, ils devront maintenant subir le regard suspicieux d’un dispositif disciplinaire de contrôle traquant les dérapages individuels, les renvoyant tous en bloc au statut de délinquant potentiel. Cela conforte la vindicte populaire qui appelle ces ouvriers tueurs, bourreaux ou même kapos. C’est aux seuls ouvriers, dernier maillon d’une chaîne de responsabilités, que l’on impute les cas de maltraitance animale.
N’opposons plus les hommes et les animaux et formulons ce souhait : il faut pouvoir entrer dans les abattoirs autrement qu’en caméra cachée, pouvoir écouter les ouvriers raconter leurs conditions de travail et les raisons de telle ou telle maltraitance animale – fut-elle régulière ou exceptionnelle. Sortons notre regard du fantasme pour enfin admettre que bêtes et hommes sont tous autant victimes de ce système de production industrielle.
Chaque année, sur 1 000 salariés travaillant dans un abattoir industriel, on constate 270 accidents du travail ; neuf fois plus qu’en moyenne chez les salariés tous métiers confondus. Concernant les maladies professionnelles, les données sont plus saisissantes encore : on compte soixante-dix maladies professionnelles par an, 25 fois plus qu’en moyenne que chez les salariés tous métiers confondus.
De nouvelles contraintes pour le travailleur
Regardons-le en face : l’abattoir n’est qu’une loupe grossissante de tous les lieux industriels. Cette maltraitance est malheureusement très bien partagée entre tous les ouvriers, ceux du BTP, de l’industrie chimique, du secteur agricole, etc., ce qui fait 5 ou 6 millions de personnes. 5 ou 6 millions de personnes dont l’espérance de vie est plus courte que celle d’un cadre, 6 années et quelques mois de moins. 5 ou 6 millions de personnes qui à 45 ans ont un risque de mourir dans l’année 2,5 fois supérieur à celui d’un cadre.
Face au travail, l’égalité n’existe pas. Non, le travail salarié des sociétés industrielles, celui des ouvriers dans un cadre capitaliste, n’est pas ou n’est plus un facteur d’intégration et de reconnaissance sociale. Chaque nouvelle disposition contraint le travailleur un peu plus, tout en rognant sa reconnaissance. La surveillance vidéo n’est bien qu’une étape supplémentaire pour aliéner l’ouvrier à la chaîne.
Cette loi sur les conditions d’abattage devra passer devant les sénateurs. Il leur incombera la responsabilité de rééquilibrer la situation en proposant deux amendements : l’un en faveur des conditions de travail, comme la diminution des cadences sur la chaîne, l’autre imposant une plus grande transparence sur ce lieu pour qu’il cesse d’être tabou.
Le compte pénibilité, par ailleurs, tant décrié par les syndicats patronaux ne doit pas être abrogé comme le demandent certains candidats à la présidentiel. Au contraire, il doit être lourdement renforcé pour déboucher sur une réduction du temps de travail en fonction de la pénibilité et un véritable avancement de l’âge de départ à la retraite : non pas de 62 à 60 ans comme c’est le cas actuellement mais jusqu’à 55 ans.
Au fond, ce dont notre société a le plus besoin c’est d’une politique sociale qui repense le travail comme source d’épanouissement.