mars 2017

Saigneurs

un film de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier
Production : ISKRA et .Mille et Une. Films
Langue : Français
Image : Couleur
Format : Vimeo, Fichier numérique, Bluray, DCP
Versions disponibles : VFR, VENG

Dans un abattoir, symbole de ce monde du travail qui cache ses prolétaires et le « sale boulot », des femmes et des hommes oscillent entre fierté du savoir-faire et fatigue du labeur. Ils parlent pénibilité, dangerosité et précarité. Ils sont découpeurs, tueurs, dépouilleurs, estampilleurs, saigneurs... Seigneurs car ces ouvriers portent toute la noblesse de l’être humain en même temps que sa tragique dépréciation.

La presse

il ne s’agit pas d’opposer l’homme et l’animal sur l’échelle de la douleur, mais bien de rétablir un fait incontestable : les « saigneurs », comme tous les prolétaires de nos usines, subissent de plein fouet les cadences infernales d’un modèle néolibéral à bout de souffle, qui nie toute humanité.

Hallucinant. Il n’y a pas d’autre mot. Ce documentaire sur le fonctionnement d’un abattoir moderne (et modèle) en Bretagne, est incroyable : pendant douze mois, les deux réalisateurs de « Saigneurs », Vincent Gaullier et Raphaël Girardot, ont tourné dans un enfer froid.

Par touches, les cinéastes fournissent aux ouvriers une respiration qui permet à la fois de se familiariser avec chacun et de comprendre simultanément le scandale et la beauté de ce qui s’accomplit quasi mécaniquement tous les jours. Sans véhémence, ni surplomb, Saigneurs dévoile un monde inconnu, tout autant banalement humain qu’inhumain.

Même si le documentaire se cantonne à un niveau purement descriptif, il introduit un imaginaire sanglant du sacrifice qui oblige à réfléchir sur qui dévore qui en ce bas monde.

C’est la force des grands documentaires : montrer avec précision un cas particulier pour questionner tout un système.

La Vie

Note de réalisation

Entrer

La tuerie se trouve au fond d’un site industriel moderne où travaillent plus de 1000 personnes. Quatre chaînes d’abattage alignées sur 500 m2, trois pour les bovins et une pour les moutons. À 5h45, pas un poil, pas une goutte de sang, pas un lambeau de chair, juste des ouvriers en train d’effectuer un étrange rituel. En rythme, ils moulinent les bras, plient les genoux, font tourner leur tête… Ce sont les 7 minutes de gymnastique obligatoire pour dérouiller les poignets, les coudes, les épaules, mais aussi les lombaires, les cervicales… Comme des boxeurs avant la lutte. À 6h la première bête est tuée et pendue par la patte, présentée ainsi la tête en bas aux ouvriers, perchés sur leur nacelle à 3 mètres au dessus du sol. La chaîne se met en route dans un bruit qui va aller croissant, au rythme répétitif. Toutes les 20 secondes, une carcasse de mouton passe devant un abatteur. Toutes les minutes pour une vache ou un taureau. A chaque fois le couteau ou la scie court le long de l’os, le contourne ou le coupe en deux. Les visages sont crispés, en sueur, la concentration est extrême pour bien faire le boulot et ne pas se blesser. Entre le bruit et les bouchons d’oreille, impossible de se parler. Et ainsi de suite, toute la journée, avec des pauses de 9 minutes toutes les trois heures. Devant cette réalité, il est illusoire d’essayer de penser aux bêtes, la souffrance des hommes crie plus fort.

  • Finir sa vie à l’abattoir (avec soustitres)
  • Stressé maltraité (avec soustitres)
  • Souffrance de la côte de bœuf (avec soustitres)

Crier

Dans l’abattoir, ce lieu caché, fantasmé, honteux, les ouvriers sont comme abandonnés, à eux d’en gérer personnellement la portée symbolique. Tout reste enfoui, là, au fond de leur tête, de leur ventre. Dans le silence. Nous avons voulu nous frotter à la honte et à la gêne qui enveloppent les abattoirs et, au-delà, donner corps à celles et ceux qui tuent pour vivre et se tuent à la tâche pour survivre. 500 bovins et 1400 agneaux sont débités dans la journée. De 6h à 16h, 100 ouvriers font passer des bêtes du statut d’animaux vivants à celui de demi-carcasses. Et cela tous les jours, dans un éternel recommencement. L’abatteur subit cette pression sans y penser, refoulant le dégoût des premiers jours. Il agit « à la chaîne », prenant son geste comme technique et l’obligeant à faire abstraction de tout cela. Mais la viande, dans sa diversité de formes et de textures, ne fait que lui rappeler qu’il travaille sur du vivant. Et qu’il ne doit pas en parler à l’extérieur parce que ça fait fuir… Du coup, ils cachent le plus souvent leur métier à leurs amis, leurs familles. Disent travailler en boucherie. Ou dans une usine d’agroalimentaire. Pas en abattoir. Spirale infernale où la honte entraîne la honte.

Témoignage de Raphael Girardot, réalisateur de SAIGNEURS avec Vincent Gaullier, à l’Assemblée Nationale

Critiqué et respecté, repoussant et rassurant, l’abattoir est une agora du monde ouvrier dans toute sa modernité. D’un côté, une direction qui cherche à garder la plus grande rentabilité en rendant le travail le moins dangereux possible… et le plus efficace. De l’autre, des ouvriers qui n’en peuvent plus des cadences, du Smic, du manque d’évolution et de cette politique managériale qui leur met la pression... Et ils nous racontent les accidents du travail à répétition, les incapacités temporaires et même les invalidités qui débouchent sur des licenciements, la retraite qui arrive trop tard pour en profiter, la difficulté à évoquer leur métier à l’extérieur… Ils nous parlent aussi technique, maîtrise du geste pour ne pas abîmer la viande, aiguisage des couteaux pour moins se fatiguer... et ce sang à nettoyer. Ce que nous avons surtout voulu, c’est donner aux abatteurs la place d’être écoutés et d’être regardés. En leur donnant la parole et en restituant leurs gestes, leur noblesse éclate et on peut entendre la tragédie de leur histoire, la fierté de leur savoir-faire, leur puissance autant que leur fragilité. Avec eux, nous proposons un éclairage sur l’état général du travail en France et en particulier sur ces ouvriers cachés.

Filmer

Après trois ans de recherche et d’attente pour se faire accepter par le directeur d’un abattoir industriel, nous avons obtenu ce que tout le monde disait utopique : filmer librement dans un hall d’abattage pendant un an. Nous avons récupéré nos tenues réglementaires, les mêmes que celles des ouvriers, nos casiers de vestiaire et nos badges et nous avons choisi nos jours de tournage. Arrivés sur place, nous avons pu filmer la fatigue des vestiaires comme la houle des réunions mais surtout nous avons pu circuler dans le hall, de poste en poste, à partir du moment où nous respections les consignes de sécurité et d’hygiène. Pendant ces 12 mois, nous avons forcément perdu un peu d’audition, malgré nos protections, vu plus de sang que depuis notre naissance, ressenti l’odeur de la mort comme jamais et éprouvé de la peur régulièrement mais nous avons toujours été poussés par la puissance des abatteurs et la force de leurs attentes vis-à-vis du film et des répercutions qu’il aurait sur le « monde extérieur », ignorant de ce qui se joue derrière les murs d’un hall d’abattage. Filmer en abattoir représentait une vraie gageure pour nous : comment éviter que la violence de la mort ne vienne aveugler le spectateur ? Comment filmer ce lieu, pour que le spectateur regarde l’homme, et non pas la bête ? Comment filmer la dureté de la tâche, la fatigue sans avoir le regard happé par cette patte tranchée ou par cette carcasse découpée en deux ? Les ouvriers nous l’ont dit eux-mêmes dès le premier jour : « C’est impossible de filmer ici, trop de sang, trop de bruit. » Notre premier travail a été de créer une progression pour offrir la possibilité de ressentir sans rejet. Il ne suffisait pas de partir des postes moins sanglants pour finir à la découpe de la tête mais bien de rester sensible à ce que la séquence nous renvoyait. Ce qui est donné à voir, à entendre et à comprendre à la fin du film ne pouvait pas être accepté avant. Les images ne sont pas édulcorées mais elles sont patiemment cadrées. Nous sommes montés sur les nacelles pour nous coller à ces visages et à ces corps, nous rapprocher de leur position, ne plus les voir comme des objets de notre dégoût mais comme des sujets de notre colère. Nous leur avons donné la parole sur leur poste de travail pour que l’humain passe audessus du bruit de la chaîne. En entendant leurs ressentis, leurs souffrances et leur recherche du travail bien fait, nous reconnaissons nos attentes de la vie. Enfin, nous sommes restés dans l’usine, n’offrant comme soupape à la cadence infernale de la chaîne que les 3 minutes des salles de pause ou les 5 minutes des réunions managériales. Et alors retrouver régulièrement leurs regards tendus, leurs épaules douloureuses, leurs dents serrées raconter la violence de ce lieu et de notre société

Montrer

À l’abattoir, il n’y a pas que les animaux qui sont à l’abattage. Sur cette chaîne, les ouvriers sont face à eux mêmes. Ils se coupent, se dépècent, se mettent en morceaux... Ce sont eux qui son sur les crochets. Car la chaîne casse, découpe, tue les hommes. Quel meilleur endroit que l’abattoir -comme métaphore visible dans chaque plan- pour rendre compte de l’aliénation de la chaîne. En parler ici a de l’intérêt car il continue à révéler les raisons qui nous ont poussés à réaliser ce film.Les premières projections ont été pour les ouvriers du hall et leur famille. « Dire que dans le film, on n’en peut plus au bout d’une heure trente alors que nous, on tient huit heures tous les jours. » Certains l’ont même jugé en deçà de la réalité : « En vrai c’est pire. Mais bon c’est déjà osé d’avoir fait ça. » Et d’autres d’ajouter : « Maintenant faut montrer ça à tous ces gens qui ne veulent pas savoir ce qu’ils mangent... » « Et aux patrons, ils comprendraient ce que c’est un travail pénible. » Certains enfants étaient là, découvrant le travail de leurs parents, bouche bée. Des femmes aussi regardaient avec intérêt ce lieu dont ils ne parlent pas à la maison : « Ça ne m’étonne pas que tu sois si nerveux et épuisé quand tu rentres. » Au patron du hall de Vitré, nous l’avons montré aussi. Cela faisait même partie de la convention. L’accueil fut tout autre. « C’est votre vision d’artiste, vous avez le droit mais je la trouve très négative. C’est tellement moins dur qu’avant. Je suis sûr qu’il y a des gens très heureux à l’abattoir. Des gens qui s’épanouissent. » Notre vision est tellement négative que le film a été interdit de projection à Vitré. Nous avons dû trouver une salle à 10 kms pour les ouvriers. Et bien sûr, le patron n’est pas venu, laissant le gouffre s’installer entre son fantasme et le ressenti des ouvriers, espérant le silence se réinstaller. Ce qu’il en a dit à ses ouvriers ? : « Le patron ? Que c’était un film de merde. Normal, il descend plus jamais voir dans le hall. Il croit quoi ? ».

Entretien avec les réalisateurs

réalisé par Kareen Janselm I 4 avril 2016 I L’HUMANITÉ

Les scandales de maltraitance dans certains établissements ont démontré, au-delà de la violence insoutenable faite aux bêtes, les cadences infernales imposées aux ouvriers. « Découpeur, tripier, désosseur, saigneur, le pire des métiers » Les scandales de maltraitance dans certains établissements ont démontré, au-delà de la violence insoutenable faite aux bêtes, les cadences infernales imposées aux ouvriers.

Entretien avec les réalisateurs de Saigneurs, qui ont suivi ces femmes et ces hommes au quotidien pendant des mois.

- Quelle a été votre première impression en entrant dans l’abattoir ?

Raphaël Girardot - Le bruit et la cadence sont impressionnants. Les deux sont extrêmement liés. C’est un bruit strident, rythmé, fait par des machines, le bruit de la mécanisation pour dépecer les bêtes, mais aussi celui des chaînes, des crochets. Tout cela donne vraiment le rythme et oppresse très vite, plus que la vue.

Vincent Gaullier - Deux bruits ressortent de ce magma dans lequel on s’immerge quand on entre dans un hall d’abattage. D’abord les sirènes de sécurité, qui se mettent en route toutes les trois minutes quand la chaîne se coince, ou que quelqu’un a besoin de plus de temps pour faire une bête. Cela participe du stress. Et le second bruit étonnant, c’est celui des coups de couteaux que les ouvriers donnent dans les tubulures pour communiquer. Il y a tellement de bruit qu’ils ne peuvent pas se parler. Pour capter l’attention d’un chef ou d’un collègue situé juste deux postes plus loin, l’ouvrier tape et, à ce moment, le collègue lève le regard et lit sur ses lèvres. On est dans cet enfer-là en permanence.

- Quel est le profil de ceux qui travaillent dans les abattoirs ?

Vincent Gaullier - Il y a vingt-trente ans, les ouvriers possédaient un CAP boucherie-charcuterie, ils étaient formés pour moitié. Les autres étaient fils de paysans ou ouvriers agricoles, et venaient là parce qu’il n’y avait plus de boulot. Mais tout a changé, il y a beaucoup moins de gens formés. L’entreprise recherche en permanence « des gars et filles sérieux », comme ils disent. Les gens apprennent 2-3 jours sur un poste. Après, on les laisse tout seuls bosser alors qu’il leur faudrait un apprentissage plus long pour réaliser de meilleurs gestes et se faire moins mal. Le métier est tellement aliénant que les gens ont du mal à en sortir. Quand ils rentrent chez eux, ils sont trop fatigués pour faire quoi que ce soit et chercher mieux. Ce ne sont pas des choix de vie. Dans le film, Fred dit « je n’ai aucune ambition, je suis resté là » : c’est le destin de la majorité d’entre eux. Personne ne fait le rêve de bosser en abattoir.

Raphaël Girardot - C’est aussi un savoir-faire qui se perd. Tu apprends sur la chaîne. Tu arrives, on te met tout de suite au boulot, avec un rythme de 60 vaches à l’heure ou 220 agneaux : c’est hallucinant. Une bête toutes les minutes, 300 bêtes dans la journée. Le directeur des abattoirs n’arrive plus à fidéliser les jeunes. Il y a une disparité salariale énorme entre les anciens et les nouveaux. Les nouveaux sont embauchés au smic, alors qu’avant c’était un métier plus cher payé, car reconnu comme dur. Aujourd’hui, la progression au sein de l’entreprise est quasi nulle, car les ouvriers ne changent pas de postes. Les anciens maîtrisent plusieurs postes, leurs salaires ont augmenté à chaque changement, et ils gagnent deux fois le smic à 50 ans. C’est pour cela qu’ils restent. Les autres ont très peu d’évolution de carrière. Sur 110 personnes qui bossent, huit casques rouges sont contremaîtres. Les autres resteront là où ils sont. Et maintenant, SVA appartient à Intermarché avec une logique industrielle et économique qui n’a rien à voir avec l’ancienne politique familiale où on pouvait un peu négocier. C’est la rentabilité à outrance et tout le monde est embauché au smic.

- Gestes répétés, dangerosité… Quelles sont les caractéristiques de pénibilité du métier ?

Raphaël Girardot - Dans le hall d’abattoir, la pénibilité se caractérise par des gestes répétitifs sous forte cadence. Chez les ovins et les bovins, aucune bête ne se ressemble. Il y a donc très peu d’automatisation. Chaque geste recommencé est légèrement différent du précédent. La répétition provoque maladies et TMS (troubles musculo-squelettiques) : tendinites, épaules fracassées, coups de couteau…

La chaleur est aussi très difficile pour le corps. Il y a une grande différence de température quand on se situe en bas ou au-dessus de l’animal. Le bruit transperce les bouchons d’oreille : on est très centré sur soi, on sent la cadence, c’est vraiment aliénant. Les ouvriers se tiennent toujours debout, font du surplace sur un mètre carré d’espace. Deux pas en arrière, ils risquent de toucher une bête. Un pas en avant, ils seraient trop près du couteau du voisin. Enfin, la pénibilité psychique est à prendre en compte même si pour l’instant, elle est considérée comme nulle. La particularité d’une usine comme celle-là c’est qu’il y a de la mise à mort industrielle. C’est un stress et une souffrance psychologique qui s’additionnent aux autres conditions difficiles de travail. De nombreux ouvriers sont dans le déni. Dans le film, l’un d’entre eux transforme dans son imaginaire la tête découpée de l’animal en une boîte en carton. C’est sa stratégie pour supporter. Dans les facteurs de pénibilité, la souffrance psychique n’est jamais prise en compte. Nous avons rencontré des personnes qui ont quitté les abattoirs. Elles arrivent plus facilement à parler du rapport à la mort. Une femme nous a raconté qu’elle remontait la chaîne en plaçant sa main en paravent le long de ses yeux, comme avec des œillères, pour ne pas voir. Elle a fait ça pendant dix ans sans s’en rendre compte. Elle l’a réalisé en travaillant avec un thérapeute après sa dépression.

- Peut-on faire toute sa carrière à l’abattoir ? Le corps peut-il tenir ?

Raphaël Girardot - À quel prix ! Quand on voit partir des hommes à la retraite à 60 ans, ils ont déjà été opérés deux ou trois fois, avec des arrêts maladie de plus d’un an. Comme me disait un syndicaliste, une fois à la retraite, certains n’ont même plus la force de tenir la canne à pêche. L’ouvrier a fait en sorte de tenir jusqu’au bout pour ne pas être licencié pour invalidité, mais après il n’a plus de corps. Tenir en bonne santé dans cet endroit-là est impossible.

- Comment réagissez-vous aux images diffusées la semaine dernière dénonçant des violences faites aux bêtes en abattoir ?

Vincent Gaullier - On a vu Le Monde faire sa couverture sur l’abattoir au Pays basque. Il y a quelques semaines c’était au Vigan et avant à Alès. À chaque fois qu’il y a une image produite par l’association L214, elle fait la une des journaux. C’est en effet insupportable, je ne le conteste pas. Mais objectivement, je pense que la manière dont les ouvriers sont traités dans les abattoirs devrait aussi faire la une des journaux. Selon l’article, dans les abattoirs du Pays basque incriminés, la cadence est tellement importante que les ouvriers n’ont pas le temps de faire leur boulot. Ce n’est pas un comportement des ouvriers qui est insupportable, c’est la cadence imposée aux ouvriers qui est insupportable.

- Ces ouvriers ressentent-ils de la fierté à nourrir la population, donnant un sens important à leur travail, ou ont-ils honte de ce qu’ils représentent ?

Vincent Gaullier - C’est ça qui est terrible, il y a vraiment l’ambivalence. D’un côté, ils sont fiers de nourrir les citoyens, leurs proches. Ils savent que c’est important et ça les fait tenir. Et d’un autre, ils ne peuvent pas partager leur métier avec l’extérieur, le raconter aux voisins. Cela reste une profession honteuse. Comme pour les thanatopracteurs : il a fallu la série Six Feet Under pour qu’on découvre qu’ils faisaient attention aux corps des défunts, que c’était un métier noble. Aucune valorisation n’est faite du métier d’abatteur.

Tribune des auteurs publié sur Le Monde

Cette « autre réalité de l’abattoir : la maltraitance ouvrière »

LE MONDE IDEES | 07.03.2017

Retrouvez la tribune dans Le Monde

Le débat sur la « fin du travail » et sur le revenu universel est au cœur de la campagne présidentielle. Très bien. Mais avant que ne survienne cette possible révolution qu’on nous annonce, que se passe-t-il là, tout de suite, pour ceux que l’on n’ose plus appeler les ouvriers ? Qu’on les nomme techniciens ou opérateurs, ils sont pressés par la robotisation qui loin de les soulager, leur impose des cadences toujours plus soutenues. Un cas d’école avec les abattoirs.

Quand on parle de l’abattoir, il n’y a pas de mots assez violents pour décrire les cas de maltraitance animale. Les nombreuses vidéos de l’association L214, dont la mission est de défendre la cause animale, ont révélé au public l’envers du décor de la viande qu’il mange. S’en est suivie en mars 2016 la mise en place d’une Commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage.

Prise de conscience sur le travail à la chaîne

Au-delà de nouvelles règles empêchant la maltraitance animale, on espérait de cette Commission une prise de conscience sur le travail à la chaîne à la fois cassant et stressant. Tout le monde fut invité autour de la table : syndicats, ouvriers, patrons, et même quelques observateurs extérieurs, dont certains d’entre nous faisaient partie.

Nous fîmes tous le lien entre les conditions de travail des ouvriers, la pénibilité de ce métier et les risques de maltraitance animale. Et le député Olivier Falorni, rapporteur de cette Commission, de conclure au sujet des ouvriers : ils « vivent la pénibilité de leurs tâches au quotidien. Bien-être humain et bien-être animal sont liés. La pénibilité est insuffisamment reconnue, alors que les accidents et les maladies professionnelles y sont encore trop fréquents. » Le contenu du rapport n’est pas à la hauteur de ce qu’on aurait pu attendre, mais il reconnaissait au moins la violence faite aux bêtes et aux hommes dans ces lieux.

Il prenait en effet en compte cette « autre réalité » de l’abattoir, la maltraitance ouvrière : épaules foutues, coudes raides, dos cassés, bras musclés mais devenus incapables de soulever un pack d’eau à 50 ans... Doigts perclus d’arthrite, quand ils n’ont pas été arrachés ou coupés par les machines, entailles de couteau dans la cuisse, dans le ventre ou même juste au-dessous du cœur... Sans oublier la nervosité et l’agressivité ramenées à la maison... Et puis, après ce rapport de la Commission, rien.

Dans le projet de loi adopté le 12 janvier, aucun droit de visite des parlementaires, des associations et des journalistes, aucune expérimentation de « quelques abattoirs mobiles » permettant de réduire le stress des animaux et de changer le rapport à l’abattage pour les ouvriers, aucun article contraignant quant à la prévention et à la formation des ouvriers.

Un nouveau dispositif disciplinaire imposé aux salariés

Mais par contre une mesure phare, bien dans l’air du temps, « policière » : la mise en place de la surveillance vidéo là où les bêtes sont hébergées, la bouverie, ou mises à mort, la tuerie.

Pour les animaux, c’est une mesure « cache-sexe », puisque le droit de visionnage sera accordé aux mêmes catégories de personnel qui ont déjà accès à ces lieux. Rien de nouveau, donc. Pour les ouvriers, cette mesure va encore resserrer la vis hiérarchique. L’amélioration de leurs conditions de travail en abattoir, par ailleurs, est renvoyée à la « pratique en interne », les députés se déchargeant ainsi de leur responsabilité sur les industriels.

Comme s’il ne suffisait pas que les ouvriers d’abattoir souffrent dans leur corps, portent dans leur tête notre culpabilité ou notre déni face à ces lieux, ils devront maintenant subir le regard suspicieux d’un dispositif disciplinaire de contrôle traquant les dérapages individuels, les renvoyant tous en bloc au statut de délinquant potentiel. Cela conforte la vindicte populaire qui appelle ces ouvriers tueurs, bourreaux ou même kapos. C’est aux seuls ouvriers, dernier maillon d’une chaîne de responsabilités, que l’on impute les cas de maltraitance animale.

N’opposons plus les hommes et les animaux et formulons ce souhait : il faut pouvoir entrer dans les abattoirs autrement qu’en caméra cachée, pouvoir écouter les ouvriers raconter leurs conditions de travail et les raisons de telle ou telle maltraitance animale – fut-elle régulière ou exceptionnelle. Sortons notre regard du fantasme pour enfin admettre que bêtes et hommes sont tous autant victimes de ce système de production industrielle.

Chaque année, sur 1 000 salariés travaillant dans un abattoir industriel, on constate 270 accidents du travail ; neuf fois plus qu’en moyenne chez les salariés tous métiers confondus. Concernant les maladies professionnelles, les données sont plus saisissantes encore : on compte soixante-dix maladies professionnelles par an, 25 fois plus qu’en moyenne que chez les salariés tous métiers confondus.

De nouvelles contraintes pour le travailleur

Regardons-le en face : l’abattoir n’est qu’une loupe grossissante de tous les lieux industriels. Cette maltraitance est malheureusement très bien partagée entre tous les ouvriers, ceux du BTP, de l’industrie chimique, du secteur agricole, etc., ce qui fait 5 ou 6 millions de personnes. 5 ou 6 millions de personnes dont l’espérance de vie est plus courte que celle d’un cadre, 6 années et quelques mois de moins. 5 ou 6 millions de personnes qui à 45 ans ont un risque de mourir dans l’année 2,5 fois supérieur à celui d’un cadre.

Face au travail, l’égalité n’existe pas. Non, le travail salarié des sociétés industrielles, celui des ouvriers dans un cadre capitaliste, n’est pas ou n’est plus un facteur d’intégration et de reconnaissance sociale. Chaque nouvelle disposition contraint le travailleur un peu plus, tout en rognant sa reconnaissance. La surveillance vidéo n’est bien qu’une étape supplémentaire pour aliéner l’ouvrier à la chaîne.

Cette loi sur les conditions d’abattage devra passer devant les sénateurs. Il leur incombera la responsabilité de rééquilibrer la situation en proposant deux amendements : l’un en faveur des conditions de travail, comme la diminution des cadences sur la chaîne, l’autre imposant une plus grande transparence sur ce lieu pour qu’il cesse d’être tabou.

Le compte pénibilité, par ailleurs, tant décrié par les syndicats patronaux ne doit pas être abrogé comme le demandent certains candidats à la présidentiel. Au contraire, il doit être lourdement renforcé pour déboucher sur une réduction du temps de travail en fonction de la pénibilité et un véritable avancement de l’âge de départ à la retraite : non pas de 62 à 60 ans comme c’est le cas actuellement mais jusqu’à 55 ans.

Au fond, ce dont notre société a le plus besoin c’est d’une politique sociale qui repense le travail comme source d’épanouissement.

Saigneurs est un film rare

PARVERIN MULLER, SOCIOLOGUE DU TRAVAIL, UNIVERSITÉ LILLE 1

Comment montrer et donner à penser les abattoirs autrement que des lieux de mise à mort animale et de production industrielle d’aliments carnés ? Comment évoquer la condition ouvrière quand les débats se focalisent sur la condition animale et sur les modes de consommation, condamnant a priori les travailleurs des abattoirs ?

En son temps, Upton Sinclair l’apprit à ses dépends. Lorsque paraît The jungle en 1905, son but est de dénoncer l’exploitation des migrants et de la classe ouvrière dans les abattoirs de Chicago. Finalement, son ouvrage servira à déclencher la plus grande réforme sanitaire de l’histoire des Etats-Unis, ce qui lui vaudra cette sentence : « Visant le cœur du public, je l’ai atteint à l’estomac ». C’est tout l’intérêt et la force de Saigneurs : il renverse les clichés pour nous faire accéder à l’humanité, celle des femmes et des hommes des abattoirs, qui vivent et racontent leurs conditions, le rapport qu’ils entretiennent à ce « sale boulot ».

Cette profondeur de champ est le fruit d’une longue enquête et d’une connaissance intime du milieu. Vincent Gaullier et Raphaël Girardot ont fait des choix filmiques radicaux, tous pertinents pour que nous puissions accéder à une autre réalité, celle de la vie au travail sur les chaîne d’abattage, mais aussi, de façon intelligente et sensible, celle des corps usés et de la souffrance silencieuse qui s’exprime au moment des pauses, lors des réunions impromptues ou à la sortie de l’usine. A ma connaissance, seul Frederick Wiseman dans le monumental Meat sorti en 1976, avait réussi à capter ce travail réel, les moments de distraction « volés » pour conjurer l’ennui et la fatigue.

En définitive, ce film vient enrichir d’une belle façon la compréhension, parfois tâtonnante, que j’avais eue du travail alors que j’étais moi-même ouvrier dans un abattoir pour les besoins de mon enquête : saisir la manière dont les salariés vivent et mettent à distance la mort omniprésente, mais aussi leurs aspirations et leurs doutes, leur rapport ambigu aux dangers et aux accidents trop nombreux. Saigneurs va au-delà en prenant à bras le corps le sujet de la difficile reconnaissance des risques du travail, physiques et mentaux, qui semblent d’autant mieux acceptés au sein de la société qu’ils concernent les travailleurs invisibles.

Ce qui écrase les ouvriers, c’est bien le système qui organise leur usure accélérée, cette interchangeabilité humaine comme s’ils s’agissaient de pièces mécaniques, et dont, évidemment, ils ne sont pas dupes. « On cassera combien de personnes comme ça ? ». Cette capacité qu’ont les auteurs à sonder l’intelligence et la conscience des « exécutants » témoigne d’une approche profondément humaniste de ces oubliés du monde du travail. Rare et précieux, vous dis-je.

VERIN MULLER PUBLICATIONS

À l’abattoir. Travail et relations professionnelles face au risque sanitaire, Versailles, 2008, Éd. Maison des Sciences de l’Homme-Quae, coll. « Natures sociales » http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100625480

Observer le travail. Histoire, ethnographie, approches combinées (co-direction avec Arborio A.-M., Cohen Y., Fournier P., Hatzfeld N., Lomba C.), Paris, 2008, La Découverte, coll. « Recherches ». http://www.cairn.info/observer-le-travail—9782707153883-p-7.htm

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