Benjamin a 25 ans, en paraît 20, et son premier grand voyage, longtemps idéalisé, l’emmène en Chine. À 5 000 km à l’ouest de Pékin, dans une immense exploitation viticole perdue dans le désert du Xinjiang, il doit initier la production et faire de leur premier vin le meilleur de Chine. L’isolement, la langue et surtout, la médio- crité des jeunes vignes ne découragent pas Benjamin. Son volontarisme candide se heurte à l’immobilisme et au climat d’observation imposé par l’autoritaire Madame Li. Pour gagner sa confiance, il se plie à un rôle de faire-valoir auprès des autorités politiques, à qui il répète docilement les objectifs utopiques de l’en- treprise. Il perd son temps dans d’interminables réunions pour constater ensuite que ses recommandations ne sont pas suivies. Seul, au milieu de nulle part, les heures d’attente dans le confort rudimentaire de sa chambre-bureau le plongent dans le doute et la consternation. Quand trois mois plus tard, arrivent les vendanges, Benjamin se jette dans l’action à corps perdu. Madame Li dénigre toujours insidieusement son autorité et l’in- conséquence financière de l’associé français n’arrange rien. Quelques rudiments de chinois et son engagement dans le travail lui acquièrent la reconnaissance des jeunes ouvriers qui le secondent à la cave. Malgré les pannes de matériel et les incohérences de la direction, Benjamin s’accroche à son objectif : faire du vin.
Le décor
À 50 km de la première ville, le domaine des Champs d’or s’étend sur une immense plaine entourée de montagnes pelées. Sur ces terres vierges, prises sur le désert et fréquemment balayées par des vents de sable, l’irrigation fait remonter à la surface des plaques de sel. Les fortes amplitudes thermiques obligent à enterrer les souches pour les protéger des grands froids hivernaux. 400 hectares ont déjà été plantés, essentiellement en Cabernet Sauvignon et Merlot et 600 autres devaient l’être au printemps, sous le contrôle des experts français. À terme, dans trois ou quatre ans, la propriété devrait couvrir plus de 3 000 hectares. Une énorme cave doit être construite en quatre mois pour accueillir les premières vendanges du domaine à l’automne. En attendant, tout le monde est logé dans de petites baraques en briques : quelques cham- bres, une cuisine et une salle de réunion.
Les personnages
Les experts français
Benjamin est mon petit frère. Il y a 10 ans, il a suivi nos parents quand ils ont quitté Paris pour Sète, près de Montpellier. Là-bas, après le lycée, il s’est découvert une vocation de vigneron. Il a suivi une formation et travaillé dans les vignes et les caves de différentes propriétés du Languedoc, tout en rentrant le soir à la maison familiale. Mais cette position de petit dernier que l’on tarde à laisser quitter le nid lui pesait. Son prénom en devenait presque une marque d’infamie. Alors, il a rêvé de devenir un « flying wine maker », de profiter de son métier pour faire un grand voyage, la preuve de son autonomie. Au moment de partir, il imagine que ses connaissances seront perçues comme des super-pou- voirs et feront de lui le héros d’une aventure exotique. Yves Cathala est lui aussi plein d’illusions. Bon bourgeois quinquagénaire, il a entendu parler du nouvel El Dorado et s’exalte à l’idée de commencer une vie d’homme d’affaires. En travaillant à Pékin comme architecte, il a été contacté par les autorités du Xinjiang qui souhaitait qu’un investisseur français participe au capital des Champs d’Or. Le but de l’opération est de créer une joint-venture franco-chinoise et crédibiliser ainsi le projet d’excellence de l’entreprise. Yves Cathala n’a pas la carrure financière de ses ambitions, mais il est convaincu de son talent diplomatique. La solennité de certaines réunions flatte manifestement son orgueil et il est plein de conseils lénifiants sur la manière de coopérer avec les chinois. Même si, au cours de la réunion qui suit les vendanges, il oublie sa leçon n°1 en faisant « perdre la face » à Madame Li. Quand Yves Cathala espère faire passer sa faiblesse financière grâce au prestige de l’équipe qu’il a recrutée, il se trompe doublement. D’abord parce que Madame Li compte avant tout sur l’argent qu’il a promis. Elle ne va cesser de le réclamer et l’inconséquence de Cathala va retomber sur Benjamin. Ensuite son équipe d’experts n’a pas si fière allure aux yeux des chinois. Benjamin a l’air bien trop jeune et Jacques Maris sans doute un peu trop âgé et surtout handicapé. Il a perdu ses mains dans un accident à la dynamite agricole, il y a quarante ans. Cela ne l’a pas empêché de monter un domaine prestigieux en Languedoc. Il vient de prendre sa retraite et à 72 ans, c’est son premier grand voyage. Travailleur dans l’âme, il n‘est pas venu faire du tourisme. Jacques est le plus sceptique et très rapidement, son bon sens paysan le rend catégorique : ça ne marchera pas. À des degrés divers, Jacques, Yves et Benjamin ont ce comportement caractéristique des français à l’étranger : une exigence de rationalité et un certain complexe de supériorité qui leur confèrent rigidité et arrogance.
La famille Li
Madame Li, la patronne des Champs d’Or, est une apparatchik. Elle a tou- jours joué de ses relations dans ses différentes aventures industrielles. La dernière en date, une usine de briques, a fait faillite car la terre utilisée était trop salée et les briques de mauvaise qualité. Une étonnante ironie au vu du taux de salinité de la terre des Champs d’Or. Elle ne connaît rien au vin, mais a une idée marketing : faire un produit haut de gamme qui se démar- que des vins assez médiocres produits ailleurs en Chine. Une volonté en contradiction avec l’immensité des plantations, la production industrielle qu’elle a planifiée pour satisfaire le gouvernement et les profits colossaux qu’elle espère engranger dès la première année. Jiyun, le fils de Madame Li a 27 ans. Avec son chapeau publicitaire Marlboro et sa 125 Suzuki en guise de cheval, il a tout du cow-boy d’opérette. Sur ordre de sa mère, il a fait un stage à Bordeaux et parle un peu français. Il est l’intermédiaire obligé et cela pose problème. Ce que mon frère lui reproche surtout, c’est de ne pas vraiment s’intéresser à la vigne et d’être plus préoccupé par le choix de la Mercedes qu’il pourra acheter quand l’exploitation rapportera de l’argent. Mais Benjamin finit par avoir pitié du grand gaillard dont l’arrogance n’est qu’une pose pour masquer l’amer- tume d’une vie qu’il n’a pas choisie. Avec le temps qu’ils passent ensem- ble, le malaise de Jiyun devient évident et une certaine complicité finit par s’installer. Après tout, ils ont le même âge et sont embarqués sur la même galère.
Benjamin a beaucoup attendu les rencontres dont il pensait s’enrichir en partant si loin. Sa persévérance a fini par payer. Avec les vendanges, c’est toute une mosaïque des minorités chinoises qui se trouve représentée chez les jeunes employés de la cave. Des Mongols, des Kazakhes, des Huis et des Ouïgours. Aï Gouli est Ouïgoure. Elle a 22 ans et sa famille, de petits agriculteurs, habite un village des environs. Elle a d’abord travaillé à la comptabilité de la ferme avant d’être « attachée » à Benjamin pour le relevé des mesures sur les cuves. Un travail parfaitement routinier si l’on n’y met pas un peu de soi.
Notes de réalisation
Pendant les trois mois du tournage, l’isolement, l’attente et la promiscuité ont créé les conditions d’échanges forts et profonds avec mon frère. Nous avons beaucoup parlé ; des rêves de la nuit passée, des traces laissées par la mort de notre père survenue quelques mois plus tôt et du sens de ce voyage pour Benjamin. À cette occasion, j’ai relevé le paradoxe qu’il y avait à vouloir s’émanciper de la famille tout en proposant à son frère aîné de l’accompagner. Mais, avant de partir Benjamin m’avait répété que cette histoire serait la sienne, il en serait le chef. Et même si j’ai parfois eu du mal à contenir ma nature inter- ventionniste, je me suis globalement tenu à la neutralité du poste d’observateur qu’il m’avait attribué. Ce faisant, il a induit un dispositif, une distance qui pour- rait être celle d’un auteur de fiction avec son personnage principal. Benjamin rêvait d’être le héros d’une épopée, de vivre comme dans les livres et son utopie a alimenté la mienne : mettre les outils du cinéma direct au service d’une inten- tion romanesque. Notre intimité a d’abord une fonction dramaturgique. En l’annonçant au début du film, après un montage de photos de famille, elle légitime une voix-off à la première personne qui propose, sans artifice, une indication de regard incontes- table : Benjamin est le héros de l’histoire et on va le suivre avec ce mélange de tendresse et d’ironie propre aux grands frères. Benjamin a une mission et l’on comprend assez vite que ce ne sera pas simple. La question agronomique (va-t-il réussir à faire du vin ?) est le Mac Guffin du film, le moteur d’un récit qui avance avec les moments successifs de l’élabo- ration vinicole. Il s’accroche à cet objectif car c’est la mesure de la réussite ou de l’échec de l’épreuve qu’il s’est fixée, la métaphore de sa propre maturation. Benjamin en rêvait, mais il ne verra pas grand chose de la Chine. Il reste coincé dans ce bout du monde, là où se termine la route et commence le désert.
Dans les espaces infinis de ce Far West chinois qu’est le Xinjiang, c’est un wes- tern qui se raconte. Le 16/9ème évoque le cinémascope et la musique renforce l’idée d’un film de genre. Ici, pas de chevauchées ou de duels en plein soleil mais des joutes verbales où se mesurent les rapports de force entre français et chinois. Malgré les dimensions du décor, l’aventure tourne au huis clos kafkaïen. De vaines réunions en attente prolongée, Benjamin désespère de la famille Li qui, entre allégeance aux chefs et course au profit, délaisse l’objectif qualitatif et fait peu de cas de ses observations. Un personnage attachant à la poursuite d’un objectif inaccessible, des situa- tions d’adversité dans un paysage extraordinaire, des méchants, des gentils et un happy end sentimental : au-delà de mes espérances, tous les éléments de la fiction étaient là. Dans cette tension entre rêve et réalité, fiction et documentaire, la petite his- toire de Benjamin nous plonge dans la grande. C’est de son point de vue très subjectif que l’on perçoit objectivement les réalités d’un système bureaucrati- que et colonial, obsédé par le productivisme et le profit. Aux marches occidentales de l’Empire en Asie centrale, la province « auto- nome » du Xinjiang est, comme le Tibet, une colonie chinoise. Les images archaïques évoquent l’expansionnisme soviétique des années cinquante. À force de déplacement massif de populations venant de l’Est, l’ethnie musul- mane d’origine, les Ouïghours, est devenue minoritaire. Le séparatisme y a toujours été sévèrement réprimé. Pékin compte aujourd’hui sur le développe- ment économique de cette région très pauvre pour l’arrimer définitivement au pays.
Le domaine des Champs d’Or est caractéristique de cette politique. La famille Li est Han, venue s’installer au Xinjiang à la fin des années soixante. Le domaine bénéficie du soutien du gouvernement qui fournit des aides et se porte caution auprès des banques. Madame Li est clairement incitée à gagner beaucoup d’argent et les Ouïgours des environs à mesurer, de loin, la puissance économique de la « Grande Famille Chinoise ». Une phrase que l’on entend partout en Chine et que Jiyun nous sert complaisamment pendant la visite des chefs Ouïgours. C’est la contrepartie idéologique des largesses du vice-gouverneur Zang. Mais ces interventions se veulent discrètes. A l’heure de l’entrée de la Chine dans L’OMC, Les Champs d’Or doivent avoir l’air d’une entreprise privée « normale » et on m’a plusieurs fois signifié qu’il ne fallait pas filmer les prisonniers de droit commun mis à la disposition de la famille Li. Ces réalités sont d’autant plus importantes à rappeler qu’à l’image d’Yves Cathala, une certaine sino-béatitude s’est installée en occident où l’on pré- fère parfois oublier les droits de l’homme pour s’extasier sur les chiffres de croissance de la nouvelle grande puissance.