« A Salvador Allende qui essaie d’obtenir la même chose avec d’autres moyens »
dédicace du Che Guevara
« Trouver du jambon devient aussi difficile que de gagner une indulgence. »
une bourgeoise
"Ce n ’est pas que nous nous méfions du gouvernement, mais enfin le cuivre, c’est nous qui nous le cognons, comme on dit...« un mineur de Chuquicamata »Je me souviens un jour, j’avais 17 ans, je passe devant le monument de Don Juan Yarur et je tombe sur Monsieur le Chef du Personnel, et il me dit : salut petit gars, as-tu salué le patron ? Non m’sieur je lui dis. Et il a fallu que je retourne et que je salue la statue en disant : Bonjour Don Juan. Sans ça ils m’auraient viré.« un ouvrier des textiles Yarur »L’indien, quand il fait confiance, il s’engage totalement. Mais quand on l’a trahi, c’est très difficile de retrouver sa confiance.« un indien Mapuche »Collaborateurs agricoles de ce domaine, je ne vais pas vous dire que je suis content de vous donner quelque chose que j’ai créé, ce ne serait pas vrai, mais malheureusement vous êtes les responsables de cette réforme...« un propriétaire foncier »La bourgeoisie en cette seconde année a fait preuve d’une conscience de classe plus développée que le prolétariat.« post-face des auteurs du film »Les chrétiens en tant que tels n’ont pas encore été capables de proposer une variante de socialisme différente du socialisme des marxistes.« (un député de la gauche chrétienne) »La nationalisation pour nous c’est, comment dire, une nouvelle façon de penser..." (un mineur de charbon)
Le film est fait. Il s’appelle LA PREMIERE ANNEE. Il a été réalisé par un groupe indépendant de cinéastes chiliens sous la direction de Patricio Guzman. SLON en a assuré la version française, ainsi qu’une préface nécessaire à la compréhension des événements décrits. Enfin, les auteurs ont ajouté pour cette sortie à Paris une post- face qui relie le film aux derniers développements de la situation au Chili. Ainsi un tissu d’information est créé, qui établit la continuité (et, nous l’espérons, la clarté) entre le Chili historique et le Chili actuel.
Gerbe d’images, LA PREMIERE ANNEE est aussi une gerbe de voix. On a énormément parlé du Chili en France depuis deux ans, mais quand a-t-on pu écouter directement les voix chiliennes, les voix des paysans, des ouvriers et des militants qui vivent la réalité (et les contradictions) de l’Unité Populaire ?
Pour transmettre ces voix au public français (et tout en gardant au maximum la couleur, la musique des voix d’origine) de grands acteurs, des cinéastes et des travailleurs ont apporté leur concours : ce sont en effet des travailleurs français qui prêtent leur voix en écho à celle des travailleurs chiliens, mais c’est François Périer qui tient le rôle de récitant, c’est Delphine Seyrig qui module les réflexions d’une bourgeoisie au charme moins discret que chez Bunuel, c’est Françoise Arnoul, Bernard Paul, Georges Rouquier, Edouard Luntz et beaucoup d’autres qui se partagent les textes des femmes, des pêcheurs, des paysans, des militants, tandis que deux grands avocats parisiens. Me Georges Kiejman et Me Léo Matarasso ont accepté de représenter l’art oratoire lorsqu’il s’agissait justement d’un avocat, et d’un médecin, devenus tribuns : Fidel Castro et Salvador Allende.

Le film de Patricio Guzman commençait à l’instant précis où Salvador Allende voit son élection confirmée par le Congrès (lorsque la majorité absolue n’est pas atteinte, c’est le Congrès qui tranche). Une préface à la version française permet au spectateur peu au fait de l’histoire du Chili de savoir l’essentiel par quels chemins un pays originellement colonisé, puis formellement indépendant tout en restant sous la coupe des puissances coloniales, se trouve un jour pourvu d’un gouvernement de gauche décidé à faire respecter une bonne fois son indépendance économique, clef de l’indépendance politique. Dès 1’armonce de la victoire de l’Unité Populaire, c’est la panique à la Bourse. Les cours s’effondrent, on vend les meubles aux enchères, on planque son argent à l’étranger, les avions refusent du monde. Un groupe d’extrême-droite tente de réaliser un assassinat politique qu’on attribuera à la gauche, mais la manœuvre est dévoilée. Panique à la Bourse donc, mais espoir à la campagne. Les indiens Mapuches, descendants de ceux qui ont résisté pendant trois siècles à la colonisation, effectuent des reprises de terre là où ils ont été chassés et spoliés. Le 1er janvier, les mines de charbon sont nationalisées. Les mineurs expliquent la signification de cette nationalisation. Histoire de la famille Cousiño, qui a édifié sa fortune sur les mines. Le « Ministère de la Mer » est constitué : les pêcheurs expriment avec quelque violence leur opinion sur les industriels de la pêche qui faisaient la loi sur le marché. Les élections municipales ont lieu dans 1’allégresse : elles se convertissent en plébiscite pour l’Unité Populaire, La Compagnie des Aciers du Pacifique passe aux mains de l’Etat, les enfants à l’école récitent l’histoire du héros national Arturo Prat, le président Allende fait le bilan des six premiers mois de son gouvernement. Les textiles Yarur, trust du textile, une sorte de Rhône-Poulenc chilien, sont nationalisés : les ouvriers décrivent l’incroyable style féodal de cette entreprise, où l’on devait saluer la statue du patron et prêter serment de fidélité sur une tête de mort. Les mines de sal- pêtre, autre ressource fondamentale chilienne toujours contrôlée par les étrangers, passent à l’Etat. A Santiago, on rêve du cinéma français et on papote. On commente aussi l’assassinat, par un groupe d’ultra-gauche, d’un ancien ministre démocrate-chrétien, et la droite qui avait perdu l’initiative politique après l’assassinat du général Schneider au moment de l’élection, saute sur l’occasion de la reprendre. La caméra recueille les opinions d’une bourgeoisie qui commence à relever la tête. L’unité Populaire continue d’aller de l’avant : le cuivre à son tour est nationalisé, les centres de réforme agraire sont créés. Un propriétaire foncier, pas content, mais résigné, remet solennellement son domaine à ses ouvriers. Sur quoi on annonça la visite de Fidel Castro, symbole pour la gauche, menace pour la droite. Cocasse et confidentiel dans une interview, éloquent et entraînant dans un discours, Fidel développe son thème fondamental : on a tout fait pour séparer le Chili de Cuba, et voilà, nous sommes réunis. Mais cette politisation croissante de la vie chilienne entraîne aussi la politisation des adversaires de l’Unité Populaire : un mystérieux « pouvoir jeune » inquiète tout le monde, même l’extrême-gauche, les dames de la bourgeoisie découvrent à leur tour la conscience de classe, et c’est l’historique (et surréaliste) « marche des casseroles » où 5000 femmes issues des couches les moins paupérisées de la société chilienne défilent en reprenant sans honte le slogan des paysans affamés : « Du pain, nous voulons du pain » ! C’est un tournant.
On commence à voir au Chili des bagarres, des attentats, les contradictions s’aiguisent. Dans une postface réalisée spécialement pour la sortie de cette version française, les auteurs du film « font le point ». L’unité Populaire continue d’être l’expression concrète des aspirations révolutionnaires du peuple chilien, mais au cours de la « 2e année », la bourgeoisie a fait preuve d’une conscience de classe plus développée que le prolétariat. C’est le moment que choisissent les compagnies américaines pour attaquer l’économie chilienne. Crise à l’extérieur, crise à l’intérieur : par deux fois le soutien populaire aide Allende à surmonter la crise. Ainsi rien n’est joué.
Le film s’arrête là. Il ne prétend pas prophétiser ce qui va arriver, ou ne pas arriver, au Chili, mais il se flatte d’avoir réuni un certain nombre d’éléments qui aident à comprendre ce qui arrivera, ou n’arrivera pas.