Dans le camp ouvert à Paris, Porte de la Chapelle, des réfugiés sont en transit. Quelques jours à peine d’humanité dans ce centre de « premier accueil ». Là, ils se reposent de la rue où ils ont échoué à leur arrivée en France après un voyage de plusieurs mois. Souvent de plusieurs années. Mais déjà, ils doivent affronter la Préfecture et entendre la froide sentence administrative.
Il n’y a pas de crise des migrants, il y a une crise de l’accueil.
En transit
en partenariat avec l’IRD
En transit est une série de rencontres avec des hommes qui nous racontent leur exil jusqu’en France.
Des chercheurs de l’IRD ont apporter des éclairages à ces propos venant déconstruire plusieurs a-priori sur la migration.
En transit #1 "On sait pas si on est bien vus ou mal vus ici"
En transit #2 "J'ai pas d'hébergement, je dors où ?"
En transit #3 "Je préférerais ne pas me réveiller"
En transit #4 "Moi, je suis un aventurier"
En transit #5 "J'ai été vendu 200 dollars, comme un animal"
En transit #6 "Refaire la route en arrière, c'est plus dangereux"
En transit #7 "Quand je repense à ma vie d'avant, elle me manque beaucoup"
Les intentions des réalisateurs
Quand ils se rencontrent en 2000 sur l’émission scientifique Archimède d’Arte, Vincent Gaullier est rédacteur en chef tandis que Raphaël Girardot a déjà réalisé deux documentaires. En 2002, sur un tournage en Bretagne, ils rencontrent un éleveur, Alain Crézé. Raphaël filmait déjà, Vincent se forme au son, et leur premier
jour de tournage sera un baptême : l’éleveur doit laisser partir à l’abattoir son troupeau. LELAITSURLEFEU était né, avec déjà Iskra à la production. L’envie est toujours commune dès le départ, le temps de repérage et de documentation long, l’écriture se partage aussi et enfin, sur le tournage, l’équipe est toujours réduite aux deux co- réalisateurs. Depuis, ils ont réalisé La Ruée vers l’Est, (festival Résistance 2011), Atomes Sweet Home (Parisciences 2015) et SAIGNEURS (Cinéma du réel 2016 - sélection nationale) Sortie au cinéma en 2017 et Avec le sang des hommes (prix du meilleur documentaire, festival Luchon 2016) diffusé sur ARTE.
Filmer le ténu
Depuis vingt ans que nous co-réalisons, nos comportements de « naturalistes » méticuleux adoptés vis-à-vis de ce que nous voyons et entendons de l’espèce humaine nous mènent toujours sur ce chemin : nous aimons décortiquer le réel, cette matière complexe qui supporte mal qu’on lui impose des commentaires ou des gros titres. Nous cherchons l’échange, la séquence, la parole où le non-dit transparaît et nous apporte beaucoup. Dans la scrupuleuse observation d’un visage apprenant une décision, de la position de deux corps face-à-face pour un entretien, ou encore dans le filmage attentif de silences accompagnant un souvenir, nous trouvons la plus juste réponse à nos interrogations sur la place de l’homme dans la société.
C’est durant l’été 2016 que nous décidons de faire ce film. Plus de 4 000 migrants se trouvent alors dans les rues de Paris, sans ressources. L’État, qui a en charge l’accueil de ces réfugiés, ne bouge pas et laisse s’installer des zones de précarité inacceptables nécessitant finalement une intervention humanitaire. Porte de la Chapelle, un centre de premier accueil est mis en place par la Mairie de Paris afin d’accueillir les hommes (un autre ouvre à Ivry pour les familles et les femmes seules). L’État est alors mis face à son incurie et est contraint quelques semaines plus tard de reprendre en charge ce lieu.
Révoltés par la raideur de notre société, effrayés par cette position occidentale toujours si prompte à se protéger, émus par nos rencontres avec des réfugiés dans les camps sauvages de Paris ou chez nous quand nous les avons hébergés, nous cherchions à partager notre regard sur eux.
Filmer les regards
Pendant 18 mois installés dans le camp, nous avons rencontré de nombreux réfugiés. Avec tous ceux qui nous donnaient leur accord d’être filmés, nous sommes restés collés pendant la dizaine de jours qu’ils passaient là, transpercés par leurs regards plein d’espoir. Nous avons filmé leur premier entretien où les traces de la rue sont encore visibles, puis les retrouvailles heureuses avec leurs compatriotes, le passage obligé au Samu Social pour partager leurs problèmes physiques ou psychiques jusqu’à leur chambre où enfin ils pouvaient se reposer et se raconter (les raisons de leur exil, les atrocités du voyage, leur désir d’avenir en France). Après ces quelques jours de répit, nous les avons aussi filmé à la Préfecture, là où se déroule la prise d’empreintes et où les réfugiés apprennent le sort qui leur est réservé. L’ambiance y est terriblement différente. C’est froid, glacé même, que ce soit dans le décor ou dans les propos. Youssef, Zerbo, Obahullai, Alhassan, Djibrill, Guyot, Salomon, Johnson, Pavel... tous ont vécu là le scandale de ce non-accueil français, cherchant prétexte à ne pas instruire une demande d’asile.
Par notre place face à eux tout au long de ces tournages, à la recherche de cette identité que nous leur demandons de revendiquer, assumant ces regards désespérés, nous souhaitons créer un lien d’empathie. Nous voulons que le spectateur s’attache à chacun d’entre eux, et que s’efface la masse, qu’il les rencontre par leur singularité - leur métier, leur famille, leur souffrance.
Réveiller l’humanité de chacun et souligner l’inhumanité de l’accueil de la République.
Filmer la crise
Non, il n’y a pas de crise des migrants, il y a une crise de l’accueil. Non, ces personnes ne sont pas « migrantes », elles viennent chez nous, elles sont « réfugiées ». Non, elles ne sont pas un fléau, elles sont notre avenir, comme notre passé et notre présent le prouvent. Oui, elles sont comme nous, des êtres humains avec des histoires de famille, des métiers et des rêves. Demain, elles seront Nous.
Face à la guerre, à la pression démographique et à la pauvreté mais aussi face à l’absence de liberté d’expression, la migration fait partie des options et des fiertés d’un horizon de vie. Les réfugiés sont tous en fuite et cherchent un avenir meilleur ailleurs. Dans l’interstice de leurs mots, dans l’épaisseur de leurs récits, ou encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, les réfugiés nous ont confié leur absolu présent, une utopie douce, comme une évidence : « J’ai réussi à survivre jusque-là. Bien évidemment nous allons construire ensemble ce monde libre. »
Notre société devrait répondre à cette utopie, comme une chance, comme un espoir, comme un progrès. Mais face à ce besoin de mobilité, notre société oppose des frontières, des barrages puis propose des grilles de lecture, des grilles de tri, les grilles du camp. Le « centre » est pris en étau entre l’écoute et la compréhension de cette utopie et la gestion « des politiques migratoires » qui font tout pour alimenter la crise.
Filmer l’interdit
Le camp de la porte de la Chapelle est un camp en plein Paris ; ce n’était pas arrivé depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ce camp de réfugiés est une représentation à petite échelle de la société française qui s’y retrouve dans toute sa complexité, depuis la frilosité des pouvoirs publics jusqu’à la générosité des bénévoles de quartier, depuis la rigidité sécuritaire et les atermoiements administratifs jusqu’à l’empathie des personnels soignants et sociaux. Tous viennent montrer une part de nous, sans être dupes ni d’où ils viennent ni où ils vont. Ainsi, les travailleurs sociaux se voient obligés d’assumer une politique d’immigration qui rejette des personnes à la rue alors que ce qu’ils souhaitent avant tout c’est de les mettre à l’abri. La tension chez eux est visible quand ils ne peuvent s’empêcher de marmonner ou de souffler excédés ou d’aller fumer une cigarette pour se calmer. Et ceci est partagé par tous les gens ayant une action dans le camp, qu’ils soient médecins, salariés de l’OFII ou bien sûr bénévoles. Traversé par toutes les problématiques liées à l’hospitalité, le film révèle l’organisation du centre, avec ses contradictions, ses névroses, ses conflits, ses histoires.
Le camp est cependant un endroit humanitaire, pas seulement parce qu’il faut accueillir des « primo arrivants », aussi parce qu’il faut les protéger - en plein Paris – de la violence de la rue et des policiers qui viennent les déloger tous les deux jours. Le « dedans » est la preuve de la violence du « dehors ».
Nous voulons montrer l’obligation de cet accueil, sauvetage nécessaire en pleine mer hostile, représentation symbolique et politique de l’ambigüité de l’accueil français car il offre la consolation de la chambre, de la douche et de la nourriture, mais il impose les horaires, le portique gardé par des agents de sécurité et surtout le rendez-vous à la préfecture.
La préfecture est typique de ces endroits interdits de la République, lieux que beaucoup de français connaissent et pourtant souvent loin des caméras. Nous avons pu y passer plusieurs jours de tournage. Nous avons pu filmer là où se déroule la prise d’empreintes et où les réfugiés apprennent le sort qui leur est réservé : Dublin, ou pas Dublin. Renvoi vers le pays où ils ont déposé leurs empreintes lors de leur entrée en Europe, ou pas de renvoi. Brutalité des décisions répondant à des règles strictes qui ne supportent pas d’exception même lorsqu’elles mènent à des situations absurdes...
Le camp expose au grand jour la versatilité des politiques qui changent les règles tellement souvent pour maintenir les réfugiés dans l’incertitude. Les discussions entre agents de l’Ofii, salariés d’Emmaüs et réfugiés qui essayent de comprendre sont saisissantes. Aussi, quelles que soient les nouvelles politiques migratoires, les projets de nombreux réfugiés viendront se fracasser à cette réalité : l’état ne veut pas que la France soit une terre d’accueil, donc acceptons le moins possible de demandes d’asile.
Nous ne pouvons partager une telle position. Nous ne pouvons rester recroquevillés. Le pays d’abondance dans lequel nous vivons ne peut être entretenu par nous seuls. En approchant les réfugiés, en les rencontrant, en partageant leurs utopies, nous souhaitons faire ressentir à quel point nous ne pouvons que nous enrichir à leur contact.
Nous avons besoin des autres.
Chaque réfugié porte en lui une histoire individuelle
François Gemenne, spécialiste des migrations, directeur de l’Observatoire Hugo (Université de Liège), enseignant à Sciences-Po et à la Sorbonne, membre du GIEC
En Europe, il y a environ 15% de gauchers. J’en fais partie. Nous sommes une minorité, l’écrasante majorité des gens écrivent de la main droite. Les gauchers représentent un coût additionnel pour la société : ils sont responsables de plus d’accidents domestiques que les autres, et aussi d’accidents de voiture, apparemment. Il existe dans certaines villes des magasins communautaires, où l’on vend exclusivement des articles destinés aux gauchers. Jamais pourtant je n’ai été identifié comme gaucher dans la société – la plupart des gens ignorent que j’écris de la main gauche.
Pour les réfugiés, pourtant, c’est différent. Ils sont infiniment moins nombreux que les gauchers, mais nous imaginons volontiers qu’ils forment un groupe homogène. D’ailleurs, on ne parle jamais d’eux qu’au pluriel. On oublie trop souvent que chaque réfugié porte en lui, porte en elle, une histoire individuelle. Que le terme de réfugiés ne désigne pas seulement leur statut juridique, mais surtout le regard que nous portons sur eux. Et certainement pas la manière dont ils se définissent eux- mêmes. Eux s’identifient simplement comme Anna, Hadi, Ahmed, Hamoda, Mario, Mellot, Nour, Husain, Haidar, Hind, Yazan, Wafaa, Mahmoud, Mustafa ou Modi.
Il y a environ 20 millions de réfugiés dans le monde, dont 86% sont accueillis dans des pays en développement ou en transition. C’est une très faible part de la population mondiale, mais cela suffit pour que nous projetions sur eux nos peurs, nos angoisses et nos fantasmes. Ces 20 millions de réfugiés sont autant d’histoires individuelles. Chacun, à un moment donné de sa vie, a dû fuir son pays pour se protéger. Chacun a obtenu une protection spécifique, le statut de réfugié, dans un pays qui n’était pas le sien. Ce statut ne détermine pas qui ils sont.
Mais cela suffit pour que nous les voyions différents de nous-mêmes. Les frontières, qui sont devenus le seul horizon de nos politiques migratoires, servent aussi à déterminer, symboliquement, la ligne de démarcation entre « nous » et « eux ». Et parler d’eux comme réfugiés permet aussi de souligner qu’ils ne sont pas comme nous.
Dans le débat sur ces « politiques migratoires », lorsqu’on se demande pourquoi les migrants ces femmes et ces hommes viennent en France, en réalité, on ne s’interroge pas tant sur les raisons qui les poussent à migrer que
sur celles qui les poussent à choisir la France. Pourquoi la France et pas un autre pays ? Plusieurs études se sont penchées sur les raisons qui poussaient les migrants à choisir un pays plutôt qu’un autre. Elles touchent toutes à des facteurs relativement structurels, et non conjoncturels : la langue parlée dans le pays, la présence de membres de leur famille, ou de migrants du même pays ou de la même région d’origine, le niveau (perçu ou réel) de protection des droits de l’Homme, l’existence de liens coloniaux historiques entre le pays d’origine et de destination, et les opportunités économiques sur le marché du travail (ici encore, réelles ou fantasmées).
Si l’on veut réduire les flux migratoires en direction de la France, fermer les frontières ou durcir les politiques migratoires ne sert à rien, sinon à rassurer un certain électorat. Pour réduire les flux migratoires, la France devrait réduire son attractivité, c’est-à-dire se tirer une balle dans le pied : elle devrait rompre tous liens avec les pays d’origine, violer davantage les droits de l’Homme, entrer en récession économique profonde, voire même abandonner le français comme langue nationale. Ces mesures agiraient vraisemblablement sur les facteurs structurels qui déterminent le choix de la France comme pays de destination, mais ils dénatureraient aussi la France. Et le fait que celle-ci attire moins d’immigrés que ses voisins européens devrait donc être un motif d’inquiétude, et non un motif de satisfaction.
Vouloir contrôler les flux migratoires au moyen d’une politique migratoire revient à nier le caractère structurel de la migration pour la considérer comme un problème conjoncturel, déterminé par des « appels d’air » ou des crises passagères. Ceci reste hélas inaudible dans les débats publics, puisque cela revient à reconnaître les limites – et parfois la vanité – des politiques migratoires face à des dynamiques qui les dépassent.
Un projet migratoire n’est jamais une décision prise de gaieté de cœur, à la légère. C’est souvent un investissement très lourd, le projet d’une vie, qui implique non seulement le migrant, mais souvent aussi sa famille et sa communauté. Aucune politique migratoire, aucun mur, aucune barrière, ne pourra décourager cela. Et c’est pour cela que chaque jour, des migrants sont prêts à risquer leur vie en traversant la Méditerranée, la Manche ou le désert de Sonora.
L’ambiguïté du camp
Entretien avec Michel Agier, anthropologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Michel Agier a notamment publié L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité (Seuil, 2018) et a dirigé, avec Marorie Gerbier-Aublanc et Evangeline Masson-Diez, Hospitalité en France.
Il existe une sorte de dualité dans ce camp de la Chapelle. Pour ne pas dire de duplicité. Les gens arrivent, ils sont totalement épuisés, ils décompressent dans
cet endroit de repos. Cet état de fatigue générale nous est donné à voir dès l’ouverture du film. Face à toutes ces épreuves que les réfugiés ont vécu, visibles sur les visages, sur les corps, entendus dans les paroles, il y a en
contraste presque de la tendresse chez les accueillants. Les bénévoles, les salariés d’Emmaüs Solidarité, les soignants, que l’on aperçoit leur redonnent du respect, de la dignité, de la reconnaissance jusqu’à prêter une attention particulière à l’orthographe des noms de famille. On ressent bien cet accueil qui est proposé aux migrants – c’est une des forces du film.
Mais dans ce même lieu, on perçoit, on voit la présence également de l’Etat. C’est toute l’ambiguïté du camp de la Chapelle. Ce n’est donc pas uniquement de l’accueil dont il s’agit ici puisque l’OFII, l’Office français de l’immigration et de l’intégration, qui est placé sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, a un bureau au sein du camp ; ses « représentants » « officient » là. C’est donc également une porte d’entrée du circuit administratif, du futur labyrinthe administratif qui attend les réfugiés. On a affaire à un piège en quelque sorte.
Il y a un précédent à ce camp de la Chapelle qui a inspiré la ville de Paris. A Grande-Synthe, dans le département du Nord, un dispositif a été mis en place en janvier 2016 par la mairie et l’association Médecins sans frontières : on y a offert aux réfugiés des cabanes chauffées pour s’abriter, se reposer, de quoi se nourrir et se laver. Pendant les premiers temps, l’État ne reconnaît pas
le dispositif de Grande-Synthe, il le condamne même et cet hébergement prend une forme conflictuelle entre la ville et l’État, mais en juin 2016, il y fait son entrée, ce qui en change immédiatement sa nature. Ici ou là, on a toujours ce piège du gouvernement qui veut marquer de son empreinte ce parcours des « indésirables ». Car c’est bien ce que sont ces réfugiés pour le pouvoir politique, ce sont des indésirables.
On en a en quelque sorte une démonstration dans les séquences à la préfecture, à la fin du film, où les incompréhensions dans les échanges sont à leur comble, où les réfugiés ont toutes les difficultés à faire entendre leur nom, là où ils sont nés, à saisir la complexité des lois et règlements administratifs en vigueur, où les traducteurs ne sont pas à la hauteur de leur tâche et vont jusqu’à faire des contresens lourds dans leurs traductions. On est véritablement dans un monde opaque.
Au sein de ce camp de la Chapelle, de ce lieu contraint, on voit aussi toute la richesse d’un monde cosmopolite, d’une Babel de rencontres et d’échanges entre réfugiés, cette « intelligence de la frontière » : on se raconte les langues qu’on a apprises tout au long du parcours, les expériences et leurs enseignements.
On prend surtout dans ce film le temps de les écouter, on prend le temps des silences – une chose rare –, de la répétition des questions pour bien se faire comprendre. On fait de belles et vraies rencontres, on s’attache, on saisit
les singularités de ces lieux et de ces gens. De là naît une empathie véritable pour ces personnes.
Certains, on le perçoit bien, sont dans la rage. Car une fois encore, à être traités en permanence d’indésirables, on peut comprendre cet état d’esprit. On se demande souvent quand ils vont craquer. On le voit bien avec le réfugié tsigane, il est dans cette rage, car tout est bridé dans ce lieu. Ce cosmopolitisme est bridé parce que, une fois encore, ce lieu a plusieurs vocations. Il favorise les échanges mais il y a toujours cette tension liée à « pourquoi l’un est favorisé et pas l’autre ? », « pourquoi les Soudanais plutôt que les Afghans ? » Ou inversement.
Leur rage est liée aussi à la violence des lois infernales dont on ne sort jamais. Ils le savent bien. Avec les accords de Dublin et cette menace d’être renvoyé
là où on a déposé, sous la contrainte, ses empreintes lors de l’entrée en Europe, et où on doit donc faire sa demande d’asile. Ces lois qui vont les contraindre à rejoindre les 300 à 350 000 personnes en situation irrégulières vivant en France. C’est un peu, au final, « Welcome dans le monde des sans-papiers ».
Barrière des langues, langue des barrières
par Alexandra Galitzine-Loumpet, anthropologue au Cessma, et Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsk, anthropologue à l’Inalco et psychologue clinicienne à l’hôpital Avicenne.
Alexandra Galitzine-Loumpet et Marie-Caroline Saglio- Yatzimirsk sont coordinatrices du programme ANR Liminal sur les interactions langagières et culturelles en situation migratoires.
Dès les premières images du film, la langue. Les langues autres que le français, parlé par le médiateur- pair, chargé d’expliquer l’inexplicable. En dari, en arabe, en pachto, le salarié qui parle la langue est pris à partie, sollicité comme un intermédiaire, sommé de comprendre une situation - et ne le peut pas. Car la langue ne suffit pas ; il y a une seconde barrière, celle de la politique de
gestion des arrivants avec sa propre langue de contrainte : Accords de Dublin, récépissé, empreintes, transfert, les possibilités du centre, la gestion de l’OFII ou de la préfecture. C’est précisément le sujet de ce documentaire de Raphaël Girardot et Vincent Gaullier, que de confronter le statut de l’étranger, la procédure et la question, centrale mais minorée, des langues ; de lier constamment ce qui se joue dans le lieu et dans le seuil de l’asile.
Ce centre c’est Babel. Le parcours migratoire, c’est la dispersion et la recomposition des langues, la « zone de contact » entre elles, les sauts et emprunts d’une langue à l’autre. Avec ses enjeux particuliers. D’une part la compréhension et la communication, et son revers, l’incompréhension, la suspicion de la parole de l’exilé, souvent mise en doute, soumise à l’épreuve - à tort, comme le montre l’histoire de Pavel. Lorsque cette dissymétrie entre les langues est constante, régulière, les politiques de traduction participent, à l’évidence, aux rapports de domination. Cette tension, on la retrouve tout au long du parcours dans le centre, cet espace liminal qui métaphorise la procédure d’asile.
Langue encore à l’entrée de la Bulle du Centre, première étape où se réalise la première identification et le premier tri. Et puis les entrants sont installés par langues de compréhension, qui ne constitue pas nécessairement la langue maternelle. La tension de l’écoute est palpable : l’information collective dispense nombre d’informations en peu de temps, synthétisées par l’interprète. Les fronts se plissent, les regards se concentrent ou vacillent, le corps se tend ou tremble, incorporant le besoin de comprendre et la difficulté à suivre. A chaque étape, les risques d’incompréhension et de surinterprétation, sont réels. Les scènes à la préfecture sont à ce titre exemplaire : « Dublinés », les exilés reçoivent une autorisation de séjour d’un mois. Sentence définitive. Regards perdus. Donc je vais retourner dehors ? La porte se referme. Au suivant.
On l’aura compris, ce qu’il est permis d’espérer, c’est aussi ce que l’on peut comprendre, ce que l’on peut faire reconnaitre de soi, dans sa qualité d’étranger, c’est précisément trouver hospitalité dans la langue et, partant, dans le pays d’accueil. Le titre du film indique parfaitement le choix des réalisateurs : entendre l’homme derrière la procédure. La caméra suit les voix et les silences traumatiques, l’effroi de celui qui pleure l’Ethiopie et la séparation des siens, l’effroi de celui qui découvre au détour d’une consultation médicale que son visage est « devenu noir », l’effroi de celui qui a dû partir sans même connaître sa fille. Les hommes sont couchés de fatigue, les confidences se font dans les chambres.
A travers les mots, il y a l’espoir qui déborde les pertes et les solitudes abyssales, et qui bat en brèche la violence du dispositif d’accueil : l’espoir de « régler ses papiers », de sortir de « la souffrance », de vivre dans de « bonnes conditions », de devenir un « être humain accompli », de faire « venir sa famille ». Et ce ne sont pas seulement les mots qui disent l’espoir dans les langues maternelles, dari, pashto, arabe soudanais, arabe tchadien, somali, tigrinya, peul, ce sont les visages, les regards et le rythme des corps. Surgissent les rêves dans la table à mixage du jeune Nigérian ou dans l’hymne national chanté par deux Somaliens dont les têtes soudain se redressent. Car l’espoir est chanté tout au long du film.
La réussite de ce film tient dans ces moments de fulgurante justesse, où les visages, les paroles, les gestes disent ce qu’il est permis d’espérer. Il se déroule sur cette ligne de crête subtile qui caractérise l’ambivalence de l’« accueil » français, entre violence du système et force de volonté de ces hommes arrivés jusque-là, parfois après des années, et qui prétendent, enfin, concrétiser l’espoir. Pour se tenir si justement, il faut l’image au plus près, d’une extrême sensibilité. Les hommes rencontrés répondent à la sollicitation de la caméra dans leurs langues, d’ordinaire instrumentalisées par la procédure de l’asile ou parfaitement ignorées, mais ici, soigneusement, recueillies. Le film s’ouvre sur des listes de noms consignés pour les besoins de l’administration, puis se tisse autour, précisément, de Pavel, Yussuf ou Salomon, qui partagent quelques jours de leur vie en transit. A travers la force de leurs paroles ou de leurs silences, il est bien question, ici, de leur donner un nom.